Dien Bien Phu n'a pas été planifié par des aviateurs. Topographie, saison, nuages persistants au-dessus de la cuvette), zones de largages insuffisantes et trop exposées au feu ennemi, éloignement des bases de départ... : pour l'aviation, pas un facteur de succès possible.
Les aviateurs que nous avons rencontrés, 50 ans après cet épisode, n'ont pourtant jamais explicitement mis en avant tous ces facteurs défavorables. Jamais tenté de nous dire tout le mal qu'il en pensait. Ils étaient là pour accomplir leur mission : ils l'ont fait du mieux qu'ils pouvaient, avec le matériel -souvent à bout de souffle, très souvent inadapté- qui leur avait été confié. Et là encore, impossible de trouver quelqu'un pour s'en plaindre.
Bernard Klotz n'était qu'un lieutenant de vaisseau (de 28 ans, 78 en 2004) parmi d'autres, en 1954. Troisième campagne en Indo, au sein de la flottille 11F, après avoir découvert Hanoï le 6 mars 1946 (jour où Leclerc débarque), comme simple "bordache", à bord du dragueur D334. Et goûte déjà l'odeur de la poudre. De l'action aussi : il décide de s'en rapprocher, en devenant pilote de l'aéronavale. Son goût de l'aventure ne sera pas déçu.
Klotz survolera une cinquantaine de 50 fois la cuvette, larguant ses bombes, tirant ses roquettes, faisant cracher les mitrailleuses de son Hellcat sur les accès des points d'appui convoités par le Vietminh. Ou, souvent en pure perte, sur la RP41, le poumon qui amène la logistique ennemie. 50 ans après, le toujours jeune pilote n'a guère d'illusions sur les dommages qu'il a pu causer à la RP 41, aussitôt comblés par une armée de coolies. Mais il continué, sans relâche, jusqu'au 23 avril. De Castries veut contre-attaquer, pour reprendre Huguette 1, submergée dans la nuit. Les chasseurs de la Marine doivent soutenir les paras, au sol. Sans leur tirer dessus : comme d'habitude, il faut donc descendre très bas pour effectuer le "straffing". Quelques secondes suffisent aux artilleurs viets pour faire un carton. Ce jour-là, ils sont particulièrement en forme. La flottille 11F en a payé le prix : le second maître Robert -il mourra en captivité- et Edouard Lespina (le 15 mars), un camarade de Navale de Klotz.
L'heure est venue, pour ce dernier. "En bas de ressource, je suis touché par une rafale d'obus, sans doute du 20 mm, alors que je viens de larguer mes bombes. Mon tableau de bord a éclaté, les flammes se sont emparées de mon chasseur Hellcat". La bataille aérienne est finie pour Klotz : blessé, récupéré de justesse par des légionnaires, il viendra renforcer la garnison : sous les ordres du colonel Guérin, il planifiera les opérations aériennes de ses camarades.
Pierre Caubel a tenté, lui aussi, d'inverser le cours des choses, avec son B-26 du GB1/22 "Tunisie". Un bimoteur de bombardement à haute altitude. Six bombes de 227 kg à chaque aller, pour desserrer un peu le noeud qui se resserre chaque jour autour du camp retranché. Le jeune lieutenant de l'armée de l'Air suit malheureusement le mˆme chemin que Klotz, le 26 avril. Trois jours auparavant, un B-26 du GB "Gascogne" a été abattu. Trois heures avant Caubel, un B-26 du "Tunisie" a été perdu. A 18h30, un rafale de 37 mm ne laisse guère d'issue au pilote, au Lieutenant Baugeard (navigateur) et au Sergent-chef Texier (mitrailleur arrière). "Au moins mes bombes sont parties détruire cette batterie de DCA" se souvient Caubel, philosophe.
Au total, l'aviation perdra près de 80 avions dans la bataille. Des avions de combat, évidemment, mais aussi les précieux avions-cargo, qui acheminent paras et logistique à "DBP". Qui évacueront, un temps, les blessés, avant que le dernier "Dak" prévu pour le faire, ne soit stoppé‚ par un obus. Les blessés pourront encore profiter de l'"ange", Geneviève de Galard, qui devait, ce jour-là, rapatrier des blessés graves.
Les avions-cargos reçoivent une volée de plomb à chaque passage au-dessus de la cuvette. Ils y retournent à chaque fois. Enfin, ceux pilot‚s par les aviateurs français, ceux menés par les mercenaires américains ayant apparemment régulièrement des problèmes techniques.
Le lieutenant Marc Bertin (86 ans en 2004) pilotait les C-119 "Packet", généreusement prêtés par l'US Air Force. Il vient d'arriver en Indo, en mai 1953, et commence sur Dakota, au GT "Béarn", connu comme le "groupe des Boeufs" (NDLR : qui figurent sur l'emblème de l'unité). Le 20 novembre, il largue les parachutistes chargés d'occuper DBP. "Je suis dans une grande corrida de 65 Daks et je suis leader de la 17e section, raconte-t-il, comme s'il était encore dans son cockpit". Dans la carlingue, 24 paras. Mais la météo complique le largage. "Je suis arrivé en semi-piqué sur la DZ. Nous avons fait une noria dans la cuvette, ce qui a modifié l'ordonnancement des largages". L'après-midi, nouveau passage : largage de matériel, pour que les paras puissent durer. Puis, pendant des semaines, des centaines de tonnes de… barbelés. "Quand ils tombaient à terre, ces barbelés étaient de véritables bombes. Des curieux venaient voir en entendant les avions : il y a eu des morts".
Le 7 décembre, changement d'échelle, sur C-119 « Packet ». C'est le moment aussi où le pilote comprend, du ciel, que la bataille qui couve "sera dure à gagner". Ce même mois, sur le tarmac de DBP, un pilote, le capitaine De Fontanges, vétéran de la deuxième guerre mondiale, prophétise. "Un sous-off de la coloniale lui a demandé la permission d'embarquer pour une virée à Hanoï. Mais il n'avait pas d'ordre de mission. Le capitaine lui dit qu'il est obligé de refuser, vues les priorités. Et il lui lance : 'tu sais pas combien cela peut m'emmerder car vous y creverez tous dans cette cuvette. Tu m'entends : tous !' ".
En janvier, changement d'ambiance : Bertin essuie les premiers tirs de mitrailleuses de 12,7 mm. Les avions successifs de Bertin ont été touchés 11 fois… en moins de 12 mois de combats en Indo. "On voyait très bien les obus de 37 mm monter vers nous par grappes de cinq" se souvient-il encore aujourd’hui.
Le 13 mars, "ça commence réellement à chauffer" note Bertin, dont la mémoire est intacte. Comme Klotz, il parle sans note. Il se souvient avoir survolé la cuvette le matin. L'après-midi, les C-119 sont pilotés par des américains. Certains feront demi-tour en voyant la muraille de feu s'élever devant eux. Bertin ne roule pas des mécaniques. Son C-119 larguait plus haut que les « Daks ». Et largue en une fois, par la trappe arrière. "Pour les "Daks", il fallait 13 à 14 passages pour vider la soute". Par la porte.
C'est l'hécatombe. Le patron de l'armée de l'Air sur place, le Colonel Nicot ordonne des largages en altitude, avec parachute-retard. Directement dans les zones tenues par les viets. Caubel le découvrira, par la suite : un viet lui offrira une cigarette, pendant sa captivité. En lui disant qu'elle provient des largages français. Caubel, gros fumeur, ne goûtera pas celle-là, préférant attendre sa libération.
Le capitaine Soulat, patron du GT Béarn, vétéran de la Lybie, de l'Angleterre, trouve la parade : "ils nous a obligés à larguer à basse altitude, mais seulement de nuit" explique Bertin, qui vénérait son chef emblématique. Dans la nuit du 6 au 7 mai, De Castries demande de stopper les parachutages. Bertin, comme les aviateurs, a compris. Il n'effectuera pas son 138e largage. Ne viendra pas chercher Klotz, Caubel, et tous les autres.
"Aujourd'hui, je suis encore à la recherche, vaine mais complexe, du sens à donner à ce dont j'ai pu être témoin : un immmense gâchis..." Du 1er octobre 1953 au 30 septembre 1954, le pilote aura volé 1107 heures. Ses successeurs, aujourd'hui, n'en font pas le tiers annuel, même en temps de guerre.
Nos photos : le malicieux Pierre Caubel, exhibant le bol à riz, souvenir de sa capacité, et l'amiral Klotz, devant une réplique de son Hellcat. Par un hasard confinant la synchronicité, je mis en contact l'amiral avec un para du 2.1 RCP, compagnon d'infortune de sa première tentative d'évasion.