mardi 10 novembre 2009

Carnets de route de Michel Goya en Afghanistan

La lettre de l'IRSEM publie cette semaine les "choses vues" de Michel Goya (directeur du domaine nouveaux confilts à l'IRSEM), que beaucoup décrivent comme un des meilleurs penseurs contemporains sur la guerre, notamment la guerre irrégulière, comme celle que nous rencontrons en Afghanistan. Il est difficile de ne pas déflorer tout de suite l'intégralité de son carnet de route (procurez- vous la lettre...), j'en retiendrai juste quelques passages et propositions qui me semblent éclairants.
L'auteur est venu en Afghanistan du 5 au 15 octobre, à l'invitation de la mission Epidote (formation des officiers afghans), croisant aussi les OMLT, les officiers des GTIA, ce qui lui permet d'en tirer d'intéressantes pistes d'évolution, d'un surprenant "service militaire adapté" à l'afghane (qu'il faudrait expérimenter, rien que pour voir...) à des unités mixtes franco-afghanes.
10.000 signes agréables à lire, et intelligibles par tous.
GARE AUX SOLUTIONS FACILES
Michel Goya s'avoue sceptique sur la possibilité de réduire de 20 à 8 semaines la formation des militaires du rang : c'est pourtant une des pistes les plus évidentes pour augmenter le contingent de l'ANA et se rapprcher des chiffres normatif édictés dans un bureau résistant aux attaques de mortier. Le risque le plus évident étant celui "d'un effondrement de la qualité".
Goya estime pourtant que la ressource militaire afghane porte de vrais atouts en elle : "Les généraux afghans avec qui j’évoquais cette question considèrent que la ressource humaine est suffisamment abondante pour fournir les effectifs nécessaires, à condition d’augmenter très sensiblement les soldes. Ils sont sidérés par le décalage entre les dépenses des coalisées et la faiblesse de la solde des soldats Afghans (une mission moyenne, sans tir, d’un chasseur-bombardier moderne équivaut presque à la solde mensuelle d’un bataillon afghan) d’autant plus qu’il existe un « marché de l’emploi guerrier ». Il suffirait probablement de doubler la solde des militaires afghans (soit un total d’environ 200 à 300 millions de dollars par an, dans une guerre qui en coûte plus d’un milliard par semaine aux seuls contribuables américains) pour, d’une part, diminuer sensiblement le taux de désertion (1) et d’autre part attirer les guerriers qui se vendent au plus offrant (pour l’instant les mouvements rebelles). Mais il est vrai que personne ne demande vraiment leur avis aux officiers afghans, comme lorsqu’il a été décidé d’échanger les increvables AK-47 dont ils maîtrisent le fonctionnement dès l’enfance, par des M-16 trop encombrants pour eux."
COMMENT SONT PERCUS LES FRANCAIS
Les troupes françaises "conservent une bonne image, d’autant plus que leurs résultats sont très bons mais aussi très différents selon les provinces. Si le district de Surobi, là même où dix de nos soldats avaient été tués le 18 août 2008, semble en voie de pacification, la situation dans la province voisine de Kapisa est beaucoup plus difficile, sans doute parce que cette zone est aussi beaucoup plus stratégique pour les rebelles. Depuis un an, nous y avons combattu durement et efficacement, établissant au passage notre crédibilité tactique vis-à-vis Américains, mais nous n’avons pas entamé le volume des forces rebelles en face de nous et la liberté d’action que nous avons conquis au profit des forces de sécurité afghanes est sans cesse remise en question. Le nombre d’attaques contre les Français tend même à augmenter nettement. Conscient de l’impossibilité de contrôler toute sa zone avec ses moyens limités, le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa), actuellement sur place, se contente d’une action indirecte et patiente concentrée sur la construction des routes et le repoussement des rebelles qui veulent s’y opposer, sans chercher à les traquer et les détruire, l’humiliation de la fuite valant parfois mieux qu’une destruction valorisante. En réalité, seuls quelques chefs de bande, surtout s’ils sont étrangers à la zone, méritent vraiment d’être éliminés, mais nous nous refusons à pratiquer le targeting (tout en laissant faire les Américains). Cette approche indirecte du 3e RIMa a fait l’unanimité des officiers afghans à qui je l’ai présenté."
COMMENT LES FRANCAIS PERCOIVENT LEURS ACTIONS
On l'a vu récemment avec des articles parus dans la presse régionale bretonne, la troupe et ses sous-officiers confient sans retenue leur frustration, leur manque de moyens. Goya a rencontré d'autres militaires, qui complètent relativement ce "bruit de fond". "Sur le plan de l’image donnée de leur action en France, beaucoup de Français sur place ont le sentiment d’une opération à bas bruit et à bas coût, sorte de guerre d’Indochine en modèle réduit" écrit Michel Goya (2).
Quitte à fâcher quelques-uns, l'auteur ajoute : "plus que par une augmentation des effectifs, le surcroît d’efficacité viendrait surtout d’une meilleure « greffe » de la Coalition dans le milieu afghan. Celle-ci pourrait prendre plusieurs formes. Les officiers afghans admettraient parfaitement que les bataillons français engagent directement sous contrat des soldats locaux dans leur rang, à la manière des unités « jaunies » d’Indochine. Une unité mixte associant la connaissance du milieu des Afghans et la compétence technique des Français serait un remarquable et peu couteux multiplicateur d’efficacité au sein de chaque bataillon. Des officiers français suggèrent aussi de créer un petit corps permanent d’« officiers des affaires afghanes », dont la connaissance parfaite de la langue et d’un secteur donné faciliterait grandement l’action des unités tournantes. D’autres parlent d’intégrer une composante de type « service militaire adapté » au sein même des bases françaises pour donner une formation professionnelle aux jeunes afghans."

(1) selon l'auteur, le taux de désertion avoisine les 3% pour les officiers, 12% pour les sous-officiers et 34% pour les militaires du rang. L'un des problèmes en cause, étant que les seigneurs de la guerre et les talibans paient mieux que l'ANA, et que les soldats sont souvent déracinés de leur région d'origine.
(2) Ce sentiment , déjà ancien, prend de l'ampleur et le risque est évident : la sous-médiatisation, voire la mal-médiatisation est mal vécue par les militaires, encore plus rétifs à la presse ; parallèlement ces deux phénomènes contraignent, à mon sens, la "résilience" que réclamment certains officiers (et le Livre Blanc). Souvent les mêmes qui s'opposent aussi à la simple médiatisation de l'action de l'armée. Le vulgus pecus appelle cela un cercle vicieux...