L'opinion publique, c'est bien connu, cela n'existe pas, mais cela... sert. Particulièrement à la Défense, un des ministères français qui consomme le plus de sondages : seulement, cet indicateur parfois très utile peut s'avérer redoutable, quand il se retourne. Un article très complet de Barbara Jankowski (1) éclaire cette problématique dans la revue défense nationale. Cette responsable de programme à l'institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM) livre notamment quelques clés pour comprendre le retournement de l'opinion sur l'Afghanistan. Le passage clé est ici : " de nombreuses recherches américaines ont démontré que la thèse de l'aversion du public vis-à-vis des pertes humaines était un mythe (2). De fait, l'opinion publique est beaucoup plus tolérante envers les pertes subies par les soldats que ne le croient les décideurs politiques et la hiérarchie militaire. Le recul du soutien à un engagement militaire ne découle pas mécaniquement du nombre de soldats morts au combat. La tolérance de la population aux pertes humaines est, certes, une variable de son soutien mais elle résulte de deux facteurs majeurs : l'appréciation du caractère légitime de l'intervention d'une part, le degré de croyance dans le succès de l'opération d'autre part, sans compter les variables sociodémographiques et l'existence ou l'absence d'un consensus international. Comme l'écrivent Peter Feaver et Christopher Gelpi (...) : " le public n'est pas phobique des pertes, mais il est phobique de la défaite"".
Plus loin, l'auteur constate aussi : "le 18 août 2008, les Français ont pris conscience que l'opération, jusqu'alors présenté comme une opération de reconstruction du pays, avait changé de nature et, causant la mort de soldats, s'était transformée en guerre, terme que se refusent encore d'employer les responsables politiques. (...) La baisse du soutien à l'intervention en Afghanistan avait commencé bien avant l'embuscade."
Je ne résiste pas à vous citer encore un passage, pour la méditation dominicale : "l'information et la communication sur les opérations extérieures sont une dimension cruciale, mais totalement laissée de coté" explique la chercheuse qui poursuit : "le public n'appréhende pas suffisamment les liens entre une menace géographique éloignée et ses conséquences potentielles sur la sécurité de notre pays. Cela devrait faire l'objet d'une information régulière et pas uniquement sous forme de déclarations à chaud dont la crédibilité est susceptible d'être remise en cause".
Vous l'aurez compris, la lecture de la RDN s'impose, ce mois-ci.
Le + du Mamouth :
"Qu'est-ce qu'on dit de nous, qu'est-ce qu'on pense de nous ?" C'est la première question qu'on m'avait posée, quand j'avais mis le pied en Afghanistan, en novembre 2008. Ce besoin de légitimité et de soutien populaires est, même si tout le monde n'en est pas convaincu, le moteur d'un soldat, sinon un de ses moteurs. Du dernier des 2e classe au premier des généraux (l'un d'eux l'a encore redit aux rencontres Terre à l'assemblée nationale, mercredi), on reconnaît qu'il n'y rien de pire pour un soldat que de ne pas avoir avec lui le soutien de sa population. Un des sujets dont on reparlera forcément dans une année qui a déjà vu la mort de quatre soldats français : soit, en l'espace de moins de six semaines, 10% du total des morts. Dans une période traditionnellement calme, en plus.
(1) cet article devrait faire un peu de bruit, dans la lignée de celui d'un autre chercheur de l'IRSEM consacré à l'Afghanistan, Michel Goya (http://lemamouth.blogspot.com/2009/11/carnets-de-route-dun-colonel-en.html).
(2) j'en suis intimement convaincu, vu la résonance (pour le moins faible) qu'a la mort d'un soldat dans les média ou dans la population : allez dans les cours d'écoles, devant les machines à café, dans les églises, les comptoirs, si vous avez le moindre doute. Et regardez, en comparaison, la ferveur que déclenche les convois mortuaires dans les pays anglo-saxons.