Francis Guézennec a toujours préféré l'ombre à la lumière. Un des 177 commandos français de Ouistreham, il a livré son dernier combat quelques mois après le 6 juin 2004 qui l'avait vu recevoir la Légion d'Honneur. Ce Breton n'avait qu'une obsession : transmettre cette mémoire, que je partage avec vous. Le récit qui suit est la transcription intégrale d'un des entretiens que j'avais eus avec lui en 2004. D'autres suivront, dans les jours qui viennent, à l'occasion des 65 ans de débarquement.
"Le Commandant Kieffer s'était battu pour qu'il y ait des Français dans les unités de commandos. Cela n'avait pas été simple à l'époque. Dès 1942, une cinquantaine de FFL avaient intégré ces unités. Puis il y a eu une deuxième vague d'arrivée, avec les 1ers et 2e bataillons de fusiliers marins (BFM) venus du Moyen-Orient. Puis les derniers arrivés furent le peloton Amaury, le tout étant regroupé d'abord en deux troops de 75 hommes au X Commando interallié, puis au sein du 4 Commando, celui de Ouistreham, avec deux troops et une section de "K gun" (mitrailleuses d'aviation, ndlr) commandée par le Lieutenant Amaury, à laquelle j'appartenais.
Le bagpipe de Bill Millin
La 1ère brigade spéciale était commandée par Lord Lovat, et comprenait les 3e, 4e (Lcl Dawson), 5e, 6e, 45e (Royal Marines) et 46e RM commandos.
Le 27 mars 1944, nous montons à Nairn, en Ecosse, pour des essais de débarquement depuis des barges. Pour redescendre dans le sud de l'Angleterre, jusqu'au 25 mai. Arrivés à la gare de Bixhill, nous avons été regroupés avec d'autres unités dans le camp de Titchfield. Là, on nous a montré des photos aériennes, des cartes muettes, des plans pour les assauts. Certains ont très vite compris qu'il s'agissait de la Normandie. Il s'agissait bien sûr de nos propres Normands, mais aussi des Parisiens qui avaient pu passer des vacances dans cette zone avant la guerre.
Pour nous faire attendre, on nous passait des films de cinéma, et évidemment, de propagande. C'était dur d'attendre, d'attendre encore, d'attendre toujours. On avait une certaine pression parce qu'on savait qu'on n'allait pas à la noce. On savait de la même manière qu'il y aurait forcément des pertes. On envisageait jusqu'à 50% de pertes, chacun pensant évidemment que lui s'en sortirait, et que ca tomberait malheureusement sur les copains.
Le D-DAY aurait dû intervenir le 5 juin, mais une tempête en a décidé autrement, reportant le débarquement de 24 heures.
Dans l'après-midi du 5, nous montons dans des camions bâchés vers le port de Warsash. Nous sommes dans un espèce de champ surplombant les deux barges, la 523 qui embarquera la troop 1 et la section des "K Guns". Dans ce champ, le sonneur de Lord Lovat, Bill Millin jouait de la cornemuse.
La Troop 1 était commandée par Vourc'h, la 8 par Lofi, et la section des K Guns par le Lieutenant Amaury.
J'ai toujours été accroché au lieutenant Amaury depuis mon arrivé en Angleterre en 1942. Je l'avais suivi au peloton moto, puis chez les commandos.
Ces K Guns avaient une importante cadence de tir, à près de 1.000 coups par minute. Le DDAY est leur première utilisation comme arme terrestre. Auparavant, c'est dans l'aviation ou la DCA qu'on les utilisait, jumelées par deux.
"Saoulés par le mouvement de la mer"
Vient le moment d'embarquer. Nous donnons notre ticket d'embarquement, comme pour le bus ou le train, et nous montons à bord. Ce sont des petits bateaux, en forme de vedettes, avec deux ponts et deux passerelles vers l'avant, pouvant contenir 100 personnes. On les appelais les "LCA small". Le départ a dû intervenir en fin d'après-midi, je dirais 17 h.
On a rejoint l'Ile de Wight, puis on a emprunté "Picadilly Circus", naviguant toute la nuit, doublant le gros du convoi pour arriver en tête en face de la zone britannique codée "Sword" (NDLR « épée »). On était saoulés par le mouvement de la mer car on n'était pas ammarinés. On tient mal la toile, dans ces cas-là (Rires). Donc, les gens ne sont pas exubérants, dans ma barge. Ils sont plutôt calmes. On a une pensée pour la famille, c'était comme ça. On était contents de revenir en France : certains l'avaient quitté, comme Léon, en 1940. D'autres n'avait jamais vu le territoire métropolitain, parce qu'ils venaient de l'outre-mer.
On savait que même si on était pas attendus en Normandie, qu'il y aurait forcément une réaction à l'arrivée.
Les "fumi" du "Lorraine"
La météo était vraiment mauvaise en mer. Bien avant de débarquer, le 6, on avait eu une sorte de breakfast. J'étais plutôt barbouillé, comme la plupart.
Le groupe aérien de la France libre "Lorraine" a lancé les fumigènes, pour couvrir l'arrivée des barges. Puis les bateaux touchent, les passerelles sont lancées. On descend, en file indienne. J'ai eu l'impression qu'il y avait 100 mètres à découvert à parcourir. C'et alors que ça a commencé à tomber, alors que jusqu'à maintenant, il n'y avait pas vraiment eu de réaction allemande. Obus d'artillerie, mortier, mitrailleuses, fusils : tout ce qui pouvait tirer chez les Allemands tirait.
Autant on était sous tension sur le bateau, autant là il y avait urgence à dégager, et rapidement.
Un des passerelles de la barge 523 a été endommagée par un obus, donc la 527 s'est mis à couple pour permettre de continuer à débarquer. On monte rapidement vers la dune, et à 20 mètres derrière moi, le commandant Kieffer est touché par une balle, à la cuisse. Ca ne l'empêche pas de continuer. Il réussira ensuite à marcher sans trop de difficultés, mais il ne pouvait plus courir pendant très longtemps. C'est quelqu'un de courageux, le commandant.
On avait des bengalore torpedoes pour détruire le réseau de barbelés, mais elles sont introuvables à ce moment-là. On va donc perdre de précieuses minutes, sous le feu, à couper à la cisaillle les barbelés. Tout ça pour se retrouver dans ce qui était annoncé comme un champ de mines. Toujours pas de bengalores, donc nous sommes passés à la queue-leu-leu et par chance, rien n'a explosé. C'était peut-être des mines antichars, peut-être n'y avait-il rien du tout, en fait.
Nos sacs pesant 30 à 40 kg, on les a laissés dans une colonie de vacances, à Colleville-Montgomery (baptisée ensuite Montgomery), pour être plus légers, donc plus mobiles.
Par la suite, on saura que la troop 1 a eu beaucoup de blessés, de morts, perdant tous ses officiers. Il y a eu un léger temps d'arrêt, puis la section des K Gun est partie la première, pour ouvrir le passage car nous étions les plus lourdement armés. Nous avions débarqués à 2,5-3 kilomètres du canal à peu près. C'était une des points les plus faibles de la défense allemande et nos plans prévoyaient de les prendre à revers dans Ouistreham même, où ils avaient de quoi se défendre. Ce faisant, nous évitions le tir frontal de leur artillerie, de leurs mitrailleuses. Mais pour que ça réussisse, il fallait que nos barges arrivent précisément au bon endroit, ce qui fut le cas, et donc, les pertes ont été limitées sinon cela aurait été un carnage, celui que nous redoutions. On a perdu quand même plein de copains, malgré tout.
Puis nous sommes passés à l'attaque, vers la gare de Ouistreham. A un moment, on aurait dû bifurquer vers la mer mais on a continué tout droit, sur un kilomètre à peu près. Le tout, sans tirer un seul coup de fusil. Quand le Lieutenant Amaury a compris qu'il avait dépassé l'objectif, on a tourné à l'hôtel du cheval blanc (existe toujours en 2004). Il y a eu plusieurs tués, dont Lamoigne, originaire des Côtes du Nord, et le Lieutenant Hubert (ndlr : qui donnera son nom à un des futurs Commandos).
Sniper allemand
Puis les deux troops et la section de K Guns se rejoignent, dans la zone du casino, qui a été pris, encore grâce au courage du Commandant Kieffer, qui malgré sa blessure, a eu le culot d'aller chercher deux chars.
Le commandant était le plus courageux d'entre nous. Né en 1899, il avait donc plus de 44 ans en 1944 alors que nous, nous étions jeunes et inconscients.
Puis nous sommes revenus sur la route de Lion, où il y a eu beaucoup de morts et de blessés parmi les Britanniques car les Allemands avaient réagi dans l'intervalle, alors que nous, nous étions occupés pendant près deux heures par l'assaut sur le casino. On a récupéré nos hull sacs et nous sommes partis, à pied, pour Saint-Aubin, puis Pegasus Bridge. Problème, il y avait un sniper allemand dans le clocher de Bénouville : c'est là que le lieutenant Amaury est blessé. Le pont avait été pris dans la nuit par le major Howard et ses hommes, mais les Allemands tenaient encore le pont en joue. On l'a passé puis on s'est dirigés vers Amfreville, où nous sommes arrivés vers 19 heures. On avait fait à peu près 12 km à pied : la distance, à 800 mètres près, effectuée lors de l'arrivée au camp d'entraînement d'Achnacarry, en Ecosse.
Nos photos : le monument des Commandos, sur le front de mer, à Ouistreham. La flamme porte 177 noms. Des bérets verts viennent régulièrement s'y recueillir, comme ici, en 2005.
Au centre, la stèle au nom du lieutenant Hubert. En bas : une des nombreuses stèles dans l'arrière pays normand : celle-ci est en l'honneur des commandos alliés, peut-être à Amfréville, où eurent lieu de furieux combats. (crédits : JMT)