dimanche 12 janvier 2020

Deux violations

Modeste, près de Grand Bassam (Côte d’Ivoire), le 10 juillet 2018. Une Gazelle du DETALAT des
FFCI, la n°3866, effectue un vol de sensibilisation à l’appui-feu pour les forces armées de Côte d’Ivoire, notamment avec une phase de tir de missile simulé. En fin de séance, une passe de tir canon est réalisée à la demande de l’officier Français qui encadre au sol les stagiaires Ivoiriens, qui est chef de détachement Gazelle.
Ce genre de passe n’est plus pratiquée en opérations puisqu’en 2018, il n ‘y a plus de Gazelle canon depuis des années dans l’armée de terre (les dernières ont été opérées par le 4e RHFS). La procédure n’est plus pratiquée depuis… 2012 ! Après le piqué, le pilote « stabilise l’altitude puis effectue un un virage franc par la droite en légère montée. Au cours du virage, l’appareil part en piqué avec une forte inclinaison. L’appareil heurte un poteau et une ligne électrique avant de s’écraser quelques mètres plus loin » explique le rapport BEA-E dont sont tirées toutes les citations et le factuel de ce post.
Le pilote est tué dans le choc, le commandant de bord est grièvement blessé. Il est 16h45, l’appareil vole depuis 13h30 et a réalisé un ravitaillement à 15h, avant de redécoller à 15h30.
Chaque séance comporte cinq guidages réalisés entre 50 et 200 m. La dernière passe fatale est estimée à une altitude « estimée par les témoins » entre 20 et 30 m.
L’équipage est arrivé mi-juin sur le territoire. Le commandant de bord (33 ans) du 3e RHC, issu de l’EHRA1, détient 1540 heures dont 370 comme commandant de bord. Il a volé 117 heures dans le semestre, dont 21 heures les 30 derniers jours. Le pilote n’a que 25 ans. Il est sorti d’école en 2014, 4 ans après son commandant de bord, et a servi en MCD à Djibouti en 2018. Il détient 699 heures dont 518 sur Gazelle. Il a volé 76 heures dans le semestre écoulé, 16 dans dans le mois.
La Gazelle accidentée n’est pas équipée d’enregistreurs de vol, mais la tablette Getac dont elle est pourvue aurait pu enregistrer les points de passage, l’altitude et la vitesse de l’aéronef. Seulement, la fonction d’enregistrement de cette trace de navigation… « n’est pas active » relève le BEA-E. La balise de détresse ne s’est pas déclenchée, c’est le chef de dispositif, au sol, qui l’a percutée manuellement. « Aucun signal n’a été reçu par le contrôle aérien » note le rapport. Et pour cause, son antenne était rompue. Dans l'hypothèse où il n'y aurait pas eu de public à ce crash, la localisation aurait donc été rendue plus ardue encore.
Les secours arrivent une heure plus tard, la zone de crash est à 20 minutes par la route. Dans l’analyse de la turbine Astazou, « la présence de sable est particulièrement notable. Une forte quantité de dépôt sablonneux a été retrouvée dans le carter de la turbine et du compresseur ». En outre, « le démontage du GTM (groupe turbomoteur) a mis en évidence une usure importante des étages du compressur. Une deuxième expertise, réalisée dans les locaux de Sagran Helicopter Engines a mis en évidence que les aubes du premier étage du compresseur axial ne répondaient pas aux normes d’un contrôle sur champ du niveau d’érosion. »
La SA342M avait enregistré 8238 heures de vol et 2489 depuis la grande visite 2, 373 depuis la dernière visite périodique. Le moteur avait 3647 heures, 1222 depuis la dernière révision générale, 373 depuis la dernière VP. La dernière inspection d’érosion des aubes a été réalisée le 4 avril précédent au 9e RSAM, sans mettre en évidence un quelconque érosion. Et l’appareil n’a volé de 41 heures depuis. Pour le BEA-E, « les expertises techniques montrent que le GTM n’est pas impliqué dans l’accident ». Pas plus d’incrimination d’un endommagement des commandes de vol avant impact.
Par contre, le Bureau constate que la figure d’esquive n’a pas été réalisée comme prévu par le manuel. « La vitesse de l’aéronef est très en deça du pré-requis pour débuter une figure d’esquive. Elle a rapidement décru au cours de l’exécution de l’exercice ». En outre, « la hauteur initiale de la Gazelle avant de débuter la figure est inférieure à la recommandation des 50 mètres/sol. Ainsi l’aéronef est trop proche du sol et donc des obstacles présents dans son domaine d’évolution (…) La forte inclinaison de l’aéronef a contribué à la perte de hauteur de l’aéronef tout en dégradant de manière rapide sa vitesse ». Le rapport note, qu’outre ces problèmes d’exécution, l’équipage a réalisé deux « écarts » (vols à très basse altitude et démonstration d’une passe canon) qui « constituent des violations ». Le BEA-E synthétise donc les responsabilités de ce crash dans « deux violations et un manque de technicité ». Il évoque même la « combinaison de deux violations distinctes : les violations pour la recherche d’émotions et les violations de routine ». Dans son enquête, le BEA-E a même constaté que les incursions non prévues dans le domaine du vol tactique sont « plutôt routinières » au sein du DETALAT et du 3e RHC. « Les violations réalisées à la fin de la séance de sensibilisation ont été motivées dans une certaine mesure par la recherche de sensations, par la volonté de démontrer son savoir-faire, d’affirmer son appartenance au groupe et de démontrer sa force ». Le rapport évoque aussi l’expérience limitée du chef de détachement Gazelle, sorti d’école… quatre mois plus tôt. Il cumulait aussi une fonction de chef du sous-groupement aéromobile, poste prévu initialement pour un « pilote de Puma expérimenté » qui s’est envolé avec ses Puma « hors de Côte d’Ivoire » à peine arrivé sur le théâtre (sans doute au Mali).
Le rapport estime que « la chaîne hiérarchique qui a désigné le chef de détachement d’hélicoptères Gazelle n’ait pas anticipé toute la charge de travail associée au cumul des postes du chef du sous-groupement aéromobile et chef de détachement Gazelle. (…) Cette charge de travail était d’autant plus élevée qu’il était un personnel navigant novice ». Or un tel état de fait avait déjà été noté comme responsable de la « genèse d’un accident » survenu en janvier 2018. Si le rapport du BEA-E n’était pas sorti en juillet 2018, il est vraisemblable que l’enquête de commandement l'avait touché du doigt, elle.
Afin de pouvoir amener les officiers de carrière « aux plus haute carrières », ces derniers sont directement qualifiés chefs de patrouille, sans le « vieillissement » aéronautique correspondant. En outre, les deux pilotes de la Gazelle ont été désignés plutôt tardivement, le 19 avril 2018 pour le commandant de bord par exemple. Il remplaçait au pied levé un autre PCB « qui n’avait pas obtenu toutes les qualifications requises ». Ce sera aussi le cas pour le pilote, qui remplace un camarade. Là où la 4e BAC prescrit un délai d’au moins 6 mois avant un départ planifié (il n’est pas question d’opérations de guerre dans cette mission en RCI, même si on l'a vu pour les Puma, on peut vite s'y retrouver...). De la même manière, le jeune lieutenant sorti d’école n’aurait pas dû avoir des responsabilités de chef de détachement. Le règlement prévoit l’emploi comme pilote, et non comme cadre pour la première opex. Le BEA-E constate aussi que « pour les équipages Gazelle, aucun suivi des compétences sur les évasives n’est obligatoire, alors qu’elles contribuent à la maîtrise des ‘coins du domaine’ ». En outre, le respect des règlements pose manifestement problème. « Les passages bas en voltac non programmés et sans finalité opérationnelle immédiate semblent réalisés de façon non exceptionnelle par certains pilotes d’hélicoptères Gazelle. La tendance de certains équipages à s’engager dans des manœuvres non opérationnelles révèlent la dimension sociale de ces comportements rendus possibles par l’existence d’une tolérance, voire de l’encouragement des camarades de travail et/ou de la bienveillance de la hiérarchie de proximité (…) Cette pratique (des passes canon, qui ne doivent plus être pratiquées depuis 2012, NDLR) correspond à un savoir-faire et à une habitude encore entretenus par certains équipages dont elle fait la fierté ». Le BEA-E constate in petto que « la réalisation de phases de vol tactique non programmées et sans finalité opérationnelle directe est observée dans plusieurs accidents survenus au sein de l’ALAT, notamment en janvier 2018 concernant un équipage de Gazelle du 3e RHC ».
« Imprégné par la culture du métier des armes et promouvant sa condition éminente de force de mêlée, le milieu des équipages de Gazelle décline sans doute plus que d’autres le concept de l’aérocombat au moyen de références anciennes comme la passe-canon, qui renvoient à des pages révolues de l’histoire de l’ALAT (…) L’altération de la culture de sécurité au sein de certaines unités de l’ALAT a conduit à la normalisation progressive des écarts à l’origine de l’évènement ».
Sans relier son assertion avec plusieurs accidents à l'entraînement en 2018 et 2019 (1), l'actuel CEMAT (et ancien inspecteur de l'armée de terre) a martelé à plusieurs reprises depuis son entrée en fonction (notamment face aux auditeurs de l'IHEDN) l'importance de l'entraînement, entraînement qui doit être mené avec toute la rigueur militaire.

Mes infops et photos sur le twitter @defense137

(1) notamment la perte de deux Gazelle (5 morts) dans le Var, de deux autres Gazelle en Côte d'Ivoire, de l'incendie partiel d'un Casa de l'armée de l'air.