Jacques aura 85 ans ce mois d'août. Avec bonne humeur, il raconte aux scolaires de sa ville son épopée, sans clinquant, sans grands mots. Seulement les siens. C'était un des rares français, sinon le seul, ce 6 juin 1944, sur "Omaha la sanglante". Voici son incroyable histoire, que j'avais recueillie en 2004.
"J'ai rejoint la colonne Leclerc, la future 2e DB, en 1943, en servant dans la deuxième compagnie de génie d'assaut (13 R.G). Le Ltt Leroy était mon commandant de compagnie, j'opérais au sein du groupement "Langlade". Chaque groupement était complètement indépendant, et pouvait attaquer et se défendre seul. Le voyage, par mer, a pris 11 jours, avant de rejoindre Hull, dans le nord de l'Angleterre.
"Là des officiers d'investigation passaient régulièrement, en liaison avec les Américains. On m'a demandé si cela m'intéressait. Paradoxalement, je les ai rejoints parce que je parlais... allemand, et pas du tout l'anglais. J'ai alors intégré un groupe de renseignement militaire constitué d'une trentaine de juifs allemands ayant quitté leur pays en 1933, pour les Etats-Unis.
"Puis j’ai subi un entraînement au parachutisme, depuis des tours de 30 à 50 m de haut. Mon régiment, le 18 RI, était commandé par le Colonel Ben Sternberg, notre section de renseignement, par un lieutenant.
"Nous sommes concentrés à Poole, dans le sud de l'Angleterre. Sur le trajet, la vision du territoire est inracontable. Sur 200 km en profondeur dans les terres, ca fourmillait de chars, de blindés, de camions. Et évidemment, de troupes alliées. Tous les 100 m aux abords de la route, il y avait des latrines.
"On embarque sur les navires dans la nuit du 3 au 4, à deux heures du matin. Aucun mal à me souvenir de la mer, vent de force 6 à 7, une grosse tempête. Tout le monde était malade. Les croiseurs français Georges Leygues et Montcalm étaient affectés à notre escorte, puis au bombardement naval des positions allemandes. Moi, j'étais sur un cargo américain, l'USS Jefferson. Mais retour à la case départ, car la météo est vraiment trop mauvaise.
"Finalement, le 6 est le bon jour. Au large, on a mis les barges à l'eau. Tout le monde était trempé, malade. On a tourné en rond pendant des heures. Avant d'arriver à ce qui était notre zone de débarquement, au lieu dit Les Moulins, à cheval sur Saint-Laurent-sur-Mer et Colleville-sur-mer. J'appartenais au 18 régiment d'infanterie de la 1ère division américaine. Elle devait débarquer à Omaha (capitale de l'Etat d'origine d'Omar Bradley, commandant cette zone sous responsabilité américaine), devenue en huit heures Omaha la Sanglante. 3.000 GI avaient été fauchés par les mitrailleuses allemandes.
"Avant de débarquer, on essayait de se motiver car on savait que ce ne serait pas une partie de plaisir. Certains jouaient les Rambo, comme on dirait aujourd’hui. On est vite redescendus sur terre. Tout le monde avait très peur, en voyant la plage, et les premières vagues décimées. Des cadavres flottant dans l'eau, ou baignant dans leur sang, sur la plage. C'est là que le mot courage a pris un sens pour moi. Le courage, c'est avoir peur, même si ca dure un peu. Mais vaincre cette peur, pour éviter la panique, qui sclérose tout.
"Il faut imaginer, quand on sort de cette damnée péniche, on n'a rien, rien, pour échapper aux balles allemandes. Et ca tire de partout. Des barges partent en couille sous les coups des canons à longue portée, car notre artillerie navale portait trop loin. Et ne détruisit pas, en tout cas, les nids de mitrailleuses. Ceux qui nous ont fait mal. Pour les mitrailleurs, qu'on discernait à peine, c'était un véritable festival (un mitrailleur tirera jusqu'à 8.000 coups en huit heures).
"Je ne le cache pas : les premières minutes passées sur le sol français, je les ai passées accroupi derrière un obstacle métallique posé par les allemands, à la demande de Rommel, pour nous empêcher d'approcher trop près. Sur le métal, j'entendais incessamment des ping, le ricochement des balles. J'avais ma carabine M1, avec 17 coups je crois. Mais ce n'est pas ce jour qu'elle a été la plus efficace. Dès qu'on se découvrait un peu, on se faisait tirer dessus. Les Allemands étaient au-dessus de nous, très bien protégés.
"Les barges, emportant des lance roquettes multiples tiraient bien trop derrière les blockhaus, dont les mitrailleuses n'arrêtaient donc pas de nous canarder. Ce jour-là, comme tous ceux qui ont suivis, je n'ai jamais été blessé une seule fois. La chance, ma bonne étoile, je ne sais pas. C'est impensable que je sois passé au travers puisque ca a été un vrai carnage.
"Ce n'est qu'en milieu d'après-midi que l'on a réussi à passer les premières lignes. Les blindés, qui sont arrivés dans la foulée, nous ont bien aidés. La sortie de la plage, il y en avait trois aux Moulins, n'étaient qu'un vague chemin de terre. La section a très vite commencé son travail de renseignement. Parfois, on était en pointe du gros des troupes, parfois en retrait. Quand on tombait sur des Allemands, ou qu'on les faisait nous-mêmes prisonniers, les autres leur tombaient dessus pour savoir de quel village ils étaient, si les Allemands avaient des nouvelles de leurs familles. J'imagine que malheureusement, la plupart de leurs proches avaient été déportés."